Le Voyageur
C’était un sombre soir d’hiver. Enfin… un soir d’hiver, mais pas n’importe lequel : le premier. Ce soir-là, on fêtait entre amis les longs mois de froid à venir, mais aussi le retour de la lumière. Une dizaine de guerriers et deux jeunes écuyers se tenaient autour d’un feu de camp. L’odeur du repas flottait encore dans l’air, et les braises s’envolaient vers le ciel comme des milliers d’étoiles.
Un vieil homme, vêtu en simple ermite et appuyé sur son bâton, passa sur le chemin bordant le campement.
— Voyageur, il nous reste une écuelle. Viens donc te réchauffer au coin du feu, déclara le chef de la bande.
Le vieil homme s’approcha, le visage marqué par le froid.
— Si fait, l’ami… mais ma bourse est vide.
— C’est fête aujourd’hui, et nous t’offrons ce repas de bon cœur. Ce serait nous faire offense que de refuser. C’est Yule, après tout.
— Alors c’est décidé. Mais je vous paierai avec ma plus belle histoire.
— C’est entendu, brave homme.
Une fois sa pitance terminée, on lui laissa la place du chef. Il s’installa, leva les yeux vers les étoiles, et commença :
Il était une fois, dans le royaume de Féerie, un jeune monarque. Celui-ci ne savait pas comment il était arrivé là. Ses parents étaient bourreliers. Son frère, Louis, avait eu un accident à l’âge de six ans et était devenu aveugle.
Notre jeune héros redoubla de courage. Il fit des progrès remarquables dans l’art de la lecture, et chaque soir, il lisait une belle histoire à son frère. Mais la famille manquait d’argent, et le traitement de Louis avait épuisé leurs maigres économies.
Comme le disait si bien le baladin Romaric : « Il faut apprendre à se relever. »
Alors le jeune garçon inventa un monde merveilleux où tout était possible. L’histoire d’un village sans peur, car chacun savait qu’un protecteur veillait. L’histoire d’une terrible fée qui pleurait la perte d’un enfant
— sévère, mais attentionnée, protégeant les siens du chagrin et de la maladie. L’histoire d’une princesse qui préféra sa servante à tous les princes du royaume.
Pendant un an, chaque soir, il offrit une histoire à Louis. Louis avait le regard vide, mais son frère était ses yeux, sa joie, son monde.
Puis l’argent manqua. Les parents durent se résoudre à vendre Louis à un cirque. Mais le jeune garçon ne l’entendait pas ainsi. Si quelqu’un devait partir, ce serait lui.
Il aurait bien écrit une lettre pour expliquer son geste… mais personne, à part lui, ne savait lire.
Avant son départ, il raconta une dernière histoire à Louis : Celle d’un homme qui racontait des histoires, mais qui disparut un jour. Il fit une promesse : « Si de jour je ne suis plus là, la nuit je continuerai à raconter des histoires dans les rêves. »
La voix toujours joyeuse de Louis s’emplit de tristesse. Ce fut le seul soir où il versa une larme après l’histoire de son frère.
Ce ne fut pas la période la plus plaisante de la vie du futur monarque. Il dut mendier pour manger. Il avait toujours froid aux mains. La faim lui tiraillait l’estomac.
Il aimait les jours de fête, surtout Samain, car on laissait toujours une assiette pour le mort
— et parfois, pour le voyageur égaré. Ces soirs-là, il n’avait jamais faim.
Il grandit et trouva du travail dans les fermes. Le labeur était rude, mais il avait un toit au-dessus de la tête, et un peu de paille pour s’étendre après une journée harassante.
Il écoutait les autres garçons du village, et comprit que la veuve qui l’avait recueilli était bien plus douce que les patrons ivrognes de ses camarades.
Mais un matin de décembre, la veuve mourut. Un fermier aurait pu le reprendre, mais sa réputation était exécrable.
Alors le jeune garçon reprit la route, rassemblant quelques victuailles dans un baluchon. Il marcha cinq jours, épuisé. Il pensa retourner à la ferme de son enfance, mais ne voulait pas savoir si elle était encore habitée.
Il fit un feu dans une clairière, au pied d’un grand chêne. Il ne lui restait presque plus rien à manger. Il devrait trouver une ville, recommencer à mendier, et espérer retrouver du travail.
Un vieux voyageur, vêtu en ermite, arriva près du feu. Sans un mot, il s’assit à ses côtés.
Le jeune garçon observa son manteau de velours bleu, usé par les années. Il était élimé, et les pierres qui devaient orner le riche vêtement étaient presque toutes tombées. Les quelques restantes formaient une constellation d’étoiles. Le vieil homme avait sans doute reçu ce manteau en échange de ses plus belles histoires.
— J’ai raconté une histoire à mon frère… avec un magicien qui s’appelait Tom, murmura le jeune conteur, étonné.
— Et aurais-tu un quignon de pain pour un frère de route ? demanda le vieil homme, la voix pleine d’espoir.
Notre héros regarda le peu qu’il lui restait.
— Vous n’allez point faire ripaille… mais voici la fin de mes réserves. Elles sont à vous, dit-il, gêné. — Merci bien, jeune homme.
Le vieil homme mangea goulûment le maigre repas.
— Je vais te raconter une histoire qui se transmet entre conteurs. C’est celle d’un bourrelier qui avait perdu l’un de ses fils, et devait s’occuper du plus jeune, infirme. Apprenant la triste nouvelle, le village — qui avait ignoré la détresse du brave homme — finit par lui passer des commandes. Puis ce fut le chef du village, et enfin le comte. Le jeune infirme put aller dans une école de trois cents élèves, et apprit à lire et à écrire.
— Cette histoire… est-elle vraie ? demanda le jeune garçon, plein d’espoir. — C’est ce que l’on m’en a dit, en tout cas. Il est temps de dormir. Mon cher ami, je vais reprendre ma route. En échange de ton repas, voici un cristal. Glisses-le sous ton vêtement, celui qui te sert à poser ta tête. Tu pourras sans doute en tirer quelques sous.
Le vieil homme partit. Le jeune conteur fit ce que le voyageur lui avait dit.
Quand il se réveilla, il n’était plus dans sa clairière. Il se trouvait dans une maison joliment décorée, avec un napperon sur une belle table en bois. Des pots de confiture de toutes les couleurs ornaient les étagères. Sur la table centrale, deux tasses de thé fumaient doucement.
L’esprit du jeune garçon était encore brumeux. Il avait du mal à enregistrer toutes ces nouvelles informations. Il avait la sensation d’être dans un rêve.
Une vieille grand-mère apparut. Ses cheveux étaient peignés en chignon, et elle portait une robe noire surmontée d’un tablier blanc, bordé de vert et de rouge.
— Bien le bonjour, mon jeune ami. Comment t’appelles-tu ?
— Je ne m’appelle pas, madame… ce sont les autres qui m’appellent le ti’Simon. Simon, c’est le prénom de mon père.
— Je vois. Moi, je ne me rappelle plus du mien. Enfin… je crois. Je ne suis plus sûre. Les autres m’appellent Mama.
— Ami poulet… la maison ne risque pas de se retourner ? demanda le jeune garçon.
La maison trembla légèrement… mais ne se tourna point.
Le ti’Simon reconnut la vieille dame : c’était Mama Yaga. Un ange de douceur, mais qui pouvait, une fois par mois, devenir la plus féroce des sorcières. Le poulet gardien sous sa maison prévenait les voyageurs en retournant la bâtisse, cachant la porte rouge aux regards indiscrets.
— Je vais devoir rajouter une tasse de thé. J’attendais une amie. Cela ne fait rien, elle sera heureuse d’avoir un peu de compagnie.
— Je peux reprendre ma route, si cela vous arrange.
— Ne dis pas de sottises. Il fait nuit noire. D’ailleurs… il fait toujours nuit noire.
Une dame entra dans la demeure. Elle portait une robe noire aux reflets changeants, son col orné de plumes de corbeau. Sur son front, le ti’ aperçut une tiare en argent. Deux bosses discrètes se dessinaient dans son dos.
Le ti’ mit un genou à terre.
— Votre Majesté, vous pouvez sortir vos ailes. Je suis un brave garçon, je n’ai pas peur de vous.
— Si fait. Je ne veux pas savoir comment tu t’appelles. Tu porteras désormais le prénom de Roi, déclara la souveraine d’une voix quasi maternelle.
— Bien, C. Souveraine du Comté de la Nuit, protectrice des enfants, gardienne des trois clans, répondit le jeune garçon.
— Et mère d’un enfant prisonnier… se lamenta la fée. Avant que nous mangions, je vois que tu es pieds nus. Laisse-moi arranger cela.
La fée fit apparaître un bâton et frappa le sol. Les blessures et les marques de fatigue disparurent. De magnifiques bottes noires apparurent.
Une fois ceci fait, ils prirent le goûter tous les trois. Puis vint le temps des adieux. Roi enlaça la vieille dame et remercia la souveraine.
— Roi, tourne à gauche sur la route de brique jaune et va vers l’ouest. Tu y trouveras la Ville des Fins Heureuses. Tu remettras ceci au Chambellan. Alors, tu auras ta fin heureuse.
— Merci, Votre Majesté.
— Merci à toi, Roi.
Sans Louis et tes histoires, nous n’existerions pas. Louis est devenu homme, et il se souvient de tes récits. Il les a racontés à ses élèves, qui les ont racontés à leur tour.
Roi en était maintenant sûr : il devait être mort. Mais il se trouvait dans le monde qu’il avait créé pour Louis. Ce monde connaissait Louis. Et en dehors du royaume, le temps avait passé plus vite qu’il ne l’aurait cru.
Ainsi, il était légende de ce royaume, tout comme son frère. Il en avait été le créateur, et Louis le souffle du vent qui avait semé les graines de la joie et de l’espoir. Si les contes avaient perduré, c’était grâce à son jeune frère. Ce dernier ne l’avait jamais oublié — pas plus que ses histoires.
Roi se mit en route pour le palais. Soudain, un troll des forêts apparut. Il mesurait deux bons mètres et dépassait largement la petite taille de Roi. Ses pas lourds faisaient trembler le sol.
L’avantage, c’est que sa simple présence faisait fuir les autres créatures. Le jeune garçon prit peur et se cacha. Le monstre renifla l’air, mais ne trouva rien. Il ne devait pas sentir sa propre odeur
— s’il prenait des bains, ce devait être dans un marais putride.
L’odeur était si forte que Roi faillit s’évanouir. Mais il prit son courage à deux mains et se plaça juste sous le nez de la créature. Cette dernière ne le vit pas et ne l’attaqua point, se demandant simplement si elle n’avait pas le nez bouché.
Roi passa le pont de bois qui reliait le Comté de la Nuit à celui du Jour. Sur la route du château, il découvrit toutes les créatures merveilleuses qu’il avait créées pour son jeune frère.
Arrivé au château, il rencontra Ismaël, le chambellan, et lui tendit la missive de la terrible fée. L’homme était toujours aussi serviable et aimable, comme dans ses histoires. Sérieux et pointilleux, malgré sa tenue bariolée.
Ismaël prévint le vieux souverain que son remplaçant était arrivé.
La salle du trône était magnifique. Le trône, un fauteuil conçu pour le confort, était entouré d’étagères remplies de livres. Roi avait du mal à savoir s’il était dans un palais royal ou une immense bibliothèque.
L’ancien roi félicita le jeune créateur. Après une longue conversation, Roi fut présenté à la foule.
C’est ainsi qu’un fils de bourrelier devint roi de son royaume.
Il serait trop long de narrer toutes les histoires qu’il vécut… Mais un jour, il passa la main à un autre jeune conteur. Il s’enfonça dans le Comté de la Nuit et découvrit une petite bibliothèque, bien plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Chaque voyageur ou aventurier qui entrait dans sa demeure obtenait asile… et la réponse à ses questions.
Le vieil homme se leva et fit mine de quitter le feu de camp.
— L’ami, tu pourrais au moins nous dire ton prénom.
— J’en avais un, peut-être deux… enfin je crois. Je ne suis plus sûr. La route que vous cherchez est au carrefour, à droite. Mais faites attention à vous. Écoutez les poulets… et les vieux conteurs.
Sans attendre de réponse, le vieil homme disparut en un souffle dans la nuit.
— Chef… c’était quoi, ça ? Un fantôme ?
— Non, sergent. Je pense que c’est un simple bibliothécaire. Et qu’à un moment de sa vie… Il s’est appelé Roi.