Emrys
J’ai su parler le jour de ma naissance, cela sauva d’ailleurs ma mère du bûcher. J’ai toujours eu de grands pouvoirs. Ma mère m’a dit que cela tenait de mon héritage et de mon père qui était un fé.
Je suis donc mi fée mi humain. J’ai plus de huit cents ans, j’ai connu deux rois : le premier était une brute, et le second n’a pas su préserver le monde des fées. Il fut trahi par son meilleur ami et sa femme. Mais je ne peux raconter ces histoires à de jeunes enfants. Je vais donc vous raconter l’histoire d’une partie de pêche et d’un succulent repas.
Un jour que les hurlements des chevaliers m’indisposaient, je quittais la cour de Camelot pour me promener au sud du royaume de Logres. Au hasard d’un chemin je tombais sur un lac près d’un château comme fait de glace et qui ne semblait visible qu’à mes seuls yeux. Je vis là un homme qui était en train de pécher tranquillement sur une barque. L’homme d’un certain âge ne semblait pas subir les ravages du temps. Mais en m’approchant, je vis qu’il souffrait à la jambe...
— Pêcheur, que t'est-il arrivé ? Tu me sembles bien seul dans ta barque qui tangue au gré de ta souffrance.
— Je paye le prix de mon crime et je veille jusqu'au jour du pardon.
Intrigué, je me suis avancé vers lui, marchant sur l'eau comme si je foulais les hautes herbes d'un pré au printemps. Jamais il ne leva le visage vers moi, toujours il resta tête baissée, tenant sa canne d'une main, et de l'autre se massant la jambe en un geste lancinant.
— Peut-être que de te confier à moi, soulagerait le poids que les dieux t'infligent. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, je sens la magie des éléments autour de toi.
Intrigué, le pêcheur avait levé la tête et ses yeux s'écarquillèrent quand il les posa sur moi.
— Emrys...
— Me connais-tu ?
— Qui ne vous connais pas, serait bonne question.
— Et toi ? Qui es-tu pêcheur ?
— L'on me nomme le Roi Méhaigné ou encore Roi Pêcheur. Je veille sur ma barque à longueur de temps, non loin de mon château de Corbenic, et j'attends l'élu qui viendra me soigner et qui guérira dans le même temps mes terres devenues stériles, car tout est lié à moi et à ma faute.
— Peut-être suis-je celui-là ?
— Non, je le sentirai, soupira le Roi Méhaigné sans cesser de masser sa jambe. Mais un jour, un siècle, un millénaire peut-être, l'élu viendra à moi.
— Raconte-moi pourquoi une telle punition s'est abattue sur toi.
— J'étais un seigneur, mes terres étaient fertiles et mon peuple ne souffrait de rien. Je vivais dans la richesse et l'opulence et ne voyait pas plus loin que ça. Comme tous ces gens bien nés, je ne connaissais pas la misère et la vie m'ayant gâtée, j'étais un être futile à la pensée égoïste et capricieuse. J'avais un chaudron magique... grâce à lui, j'avais le pouvoir de redonner la vie. Certains revenaient de trépas avec tout leur esprit, d'autres non, mais de cela je ne pouvais rien contrôler et je m'en moquais. Du chaudron, je m'en suis lassé, comme d'un vulgaire jouet de bois. Je l'ai un jour offert comme cadeau de noces à ma soeur et son mari, le roi d'Irlande Matholwch... mais très vite je m'en suis voulu, mon jouet me manquait, je m'ennuyais. Alors j'ai déclaré la guerre aux Irlandais mais dans la bataille, le chaudron a été brisé au moment même où j'ai été blessé. Ce chaudron, j'en avais la garde, devais l'utiliser à bon escient, et la punition est tombée : la souffrance de ma blessure s'est abattue sur tout ce qui est mien, et je veille... sur le Graal. L'élu viendra me guérir, rendra sa richesse à mon peuple et mes terres, et alors... je lui donnerai le Graal. Et je serai délivré.
Le silence se fit, le Roi Pêcheur semblant avoir épuisé ses forces dans son récit. Emrys s'éloigna, oublia un temps la triste histoire de cet homme jusqu'à ce que le mot Graal soit à nouveau prononcé quelques temps plus tard... par les chevaliers de la Table Ronde. Bien sûr, quand l'élu qui n'était autre que Lancelot du Lac arriva sur les terres du Roi Pêcheur, il ne trouva personne, l'homme était tout simplement mort dans sa douleur, emportant avec lui le secret de la cachette du Graal.