Le pacte des voleurs
Certains naissent au bon endroit. Ce n’était pas le cas de Charles : il était né dans un petit village du sud du comté et il était le dernier d’une famille de treize enfants. Il avait toujours le dernier navet ou la dernière carotte, le soir, pour l’unique repas de la journée.
Un matin, alors qu’il mourait de faim, n’ayant pas eu droit au repas de la veille, et le dos courbaturé par les coups de bâton paternels, il prit son baluchon et décida de partir pour la capitale.
Arrivé à la barrière, au bout du sentier, Charles se retrouva sur la grande route. Il courut, et se cacha, par moments, derrière les haies, dans la crainte d’être poursuivi et rattrapé. Il s’assit près d’une borne pour se reposer, et se mit à songer, pour la première fois, à l’endroit qu’il devait choisir pour tâcher de gagner sa vie.
Il marcha sans réfléchir, diminuant à chaque pas la distance qui le séparait de la ville. L’évidence le frappa soudain : Dea-chríoch était loin et son baluchon, préparé à la hâte, ne contenait qu’un morceau de pain, une mauvaise chemise et deux paires de bas. Il devait se presser et économiser ses ressources.
Il marcha longtemps ce premier jour, sans consommer autre chose qu’un peu de pain et quelques verres d’eau qu’il demanda sur la route, à la porte des chaumières.
La nuit tomba et il se réfugia dans une prairie où il décida de passer la nuit, à l’abri relatif d’une meule de foin. Le vent sifflait tristement sur la campagne déserte arrachant au garçon des frissons de peur et de froid, la faim lui tordait l’estomac et il se sentait plus seul que jamais mais l’épuisement de la marche l’emporta sur le reste et il sombra dans un profond sommeil.
Le matin, en se levant, il se sentait engourdi par le froid, et il avait si faim qu’il acheta du pain, pour un penny, au premier village qu’il traversa. Il n’avait pas fait plus de douze milles quand la nuit le surprit de nouveau ; ses pieds étaient enflés et ses jambes si faibles qu’elles tremblaient sous lui.
Une seconde nuit passée à la belle étoile, par un temps froid et humide, acheva d’épuiser ses forces. Et quand il voulut, le matin, continuer son voyage, il pouvait à peine se traîner. Dans quelques villages, de grands poteaux étaient plantés sur la route, et portaient un écriteau annonçant que quiconque mendierait serait mis en prison ; cet avis effrayait beaucoup Charles, et il s’éloignait au plus vite.
Le matin du septième jour après son départ, il atteignit, clopin-clopant, la ville. L’aube se levait à peine, les rues étaient désertes, les volets fermés, personne n’avait encore commencé sa journée. Charles se laissa tomber sur les marches froides d’un perron, couvert de poussière et les pieds en sang. Les rayons du soleil naissant se posèrent sur sa peau, échouant à le réchauffer tant sa misère et sa solitude le glaçaient.
Un jeune garçon passa devant lui et Charles cru d’abord qu’il ne l’avait pas vu mais l’inconnu revint sur ses pas et se plaça de l’autre côté de la rue pour l’observer. Charles essaya de ne pas y faire attention mais le garçon le fixa si longtemps qu’il finit par redresser la tête et faire de-même.
— Eh bien ! Camarade, qu’est-ce qui se passe ? demanda l’inconnu en traversant la rue.
Charles considéra son interlocuteur, il devait avoir à peu près le même âge que lui et cherchait à se donner des airs d’adulte alors qu’il était sans doute l’individu le plus sale que Charles n’ait jamais vu. le garçon portait un habit qui lui descendait jusqu’aux talons et ses manches étaient relevées jusqu’au coude, sans doute pour lui permettre de fourrer ses mains dans les poches de son pantalon de velours comme il venait de le faire en se plantant devant lui.
— J’ai très faim et je suis bien fatigué, répondit Charles les larmes aux yeux. J’ai fait un long trajet. Voilà sept jours que je marche.
— Sept jours de marche ! Dit le jeune homme. Viens avec moi ! Tu as besoin de manger. Ma bourse est maigre, mais tant que ça durera, ça durera. Allons, debout sur tes quilles ! Viens !
Le jeune homme aida Charles à se lever, le mena dans une boutique où il acheta un peu de jambon et un gros pain.
Il entra ensuite dans une petite taverne et pénétra avec Charles dans une salle de derrière. Là, le mystérieux jeune homme fit apporter un pot de bière. Sur l’invitation de son nouvel ami, Charles se jeta sur le festin pendant que l’autre l’observait :
— Tu vas donc à la ville ? Dit l’étrange garçon quand Charles eut fini.
— Oui.
— Tu as un endroit où aller ?
— Non.
— De l’argent ?
— Non.
L’individu se mit à siffler et enfonça ses mains dans ses poches, autant que le permettaient les larges manches de son habit.
— Vous habitez là-bas ? demanda Charles.
— Oui, quand je suis chez moi, répondit le garçon. Tu as besoin d’un lieu pour passer la nuit, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Charles ; je n’ai pas dormi sous un toit depuis que j’ai quitté mon village.
— Ne te chagrine pas pour si peu, je dois être là-bas ce soir, et j’y connais un respectable vieillard qui te logera pour rien, à condition que tu lui sois présenté par une de ses connaissances, ajouta-t-il en souriant et il vida son verre.
Cette offre inespérée était trop séduisante pour être refusée surtout lorsque son mystérieux compagnon précisa que le vieil homme pourrait procurer une bonne place à Charles dans les plus brefs délais. Rassuré et confiant, Charles se laissa aller à quelques confidences et le garçon fit de même : il se nommait Jack et était le protégé favori du vieux monsieur en question.
Charles dû faire preuve d’attention et de rapidité pour ne par perdre de vue son guide qui filait devant lui, mais il ne put s’empêcher de jeter quelques regards furtifs des deux côtés de la rue : c’était l’endroit le plus sale et le plus misérable qu’il eût jamais vu. La ruelle était étroite et humide, et l’air chargé de miasmes fétides. Charles se demanda un instant s’il ne ferait pas mieux de se sauver mais ils atteignirent le bout de la rue et Jack l’attrapa par le bras avant de pousser la porte d’une maison. Il le fit entrer dans un couloir et referma la porte derrière lui.
— Vous êtes deux, dit un homme en haussant une chandelle et en mettant la main au-dessus de ses yeux pour mieux distinguer les objets ; qui est l’autre ?
— Une nouvelle recrue, répondit Jack en faisant avancer Charles.
— D’où vient-il ?
— Du pays des innocents.
— Montez.
L’homme disparut, et ils restèrent dans les ténèbres.
Jack poussa la porte d’une chambre de derrière et y introduisit Charles. Les murs et le plafond étaient noircis par le temps et la malpropreté. Devant le feu, sur une table, se trouvaient une chandelle fixée dans le goulot d’une bouteille de grès, deux ou trois pots d’étain, un pain, du beurre et une assiette. Des saucisses cuisaient dans une poêle, dont la queue était attachée avec une ficelle au manteau de la cheminée et, devant, se tenait un vieil homme, une fourchette à la main. Son visage était couvert de rides, et ses traits ignobles et repoussants étaient en partie cachés par une épaisse chevelure rousse.
Autour de la table, quatre ou cinq enfants, fumaient leur pipe et buvaient des liqueurs en se donnant des airs de grands garçons. Ils entourèrent Jack qui leur glissa quelques mots à voix basse, puis ils se tournèrent en riant vers Charles, ainsi que l’homme qui tenait toujours sa fourchette.
— Je vous présente mon ami Charles, dit Jack.
Le vieux rit en grimaçant. Il fit un profond salut à Charles, le prit par la main et dit qu’il espérait avoir l’honneur de faire avec lui plus ample connaissance.
— Nous sommes charmés de te voir, Charles, dit l’homme. Matois, lança-t-il à l’adresse de Jack, tire du feu les saucisses et approche un baquet pour faire asseoir Charles.
Ces derniers mots furent accueillis avec acclamation par les jeunes élèves, puis on se mit à souper.
Charles mangea sa part. Ensuite, le vieil homme lui versa un verre de liqueur, en lui recommandant de le boire d’un trait, parce qu’un autre convive avait besoin de son verre. Charles obéit. Bientôt, il se sentit porté doucement sur un des sacs et s’endormit d’un profond sommeil.
Le lendemain, la matinée était déjà avancée quand Charles se réveilla, après un sommeil profond et prolongé. Il n’y avait, dans la chambre, que le vieil homme, qui faisait bouillir du café dans une casserole pour le déjeuner, et sifflait tout bas entre ses dents, en agitant le liquide avec une cuillère de fer.
De temps à autre, il s’arrêtait pour écouter dès qu’il entendait le moindre bruit en bas, puis, quand il s’était assuré que tout était tranquille, il continuait à siffler et à remuer le café, tout en marmonnant des choses que Charles ne comprenait pas.
L’enfant considérait la maison et son hôte avec un étonnement muet. Il avisa un tas de montres et d’objets brillants qui semblaient précieux dans un coin et se dit que l’homme devait être avare pour continuer à vivre dans un endroit aussi sale malgré cela. Mais il réfléchit à sa tendresse pour Jack et les autres garçons et se dit que les élever devait coûter beaucoup d’argent. Entre temps l’homme avait tourné son regard vers lui et Charles lui demanda très respectueusement l’autorisation de se lever.
— Certainement, mon ami, certainement, répondit le vieux monsieur. Tiens, il y a une cruche d’eau, dans le coin derrière la porte. Va la chercher et je te donnerai une cuvette pour te laver.
Charles se leva, traversa la chambre et se baissa pour prendre la cruche. Il avait à peine fini de se laver et de remettre tout en ordre, en vidant, sur ordre de l’homme, la cuvette par la fenêtre, que Jack rentra. On se mit à table. Le déjeuner se composait de café et de petits pains chauds, avec du jambon que le matois avait rapporté dans le fond de son chapeau.
— Eh bien ! dit l’homme en s’adressant à Jack tout en regardant malicieusement Charles, j’espère, mon ami que tu as bien travaillé ?
— Sûr, répondit le garçon.
— Qu’est-ce que tu as rapporté, Matois ?
— Deux portefeuilles, répondit le jeune homme.
— Garnis ? Demanda l’homme avec anxiété.
— Pas mal, répondit Jack en exhibant les deux portefeuilles, l’un vert et l’autre rouge.
— Ils pourraient être plus lourds, dit le vieux, après en avoir soigneusement visité l’intérieur, mais ils sont tout neufs et d’un bon travail. C’est le travail d’un habile ouvrier, n’est-ce pas, Charles ?
— Certainement, monsieur.
La porte s’ouvrit et un enfant entra. Il tenait un violon sous son bras et il s’assit à la table devant Charles.
— Je n’ai que trente-six sous, j’espère que le vieux ne va pas me faire payer trop cher les quatre sous qui me manquent.
— Tu les payeras ! Chacun son tour.
Jack avait dit cela méchamment, comme s’il était heureux de la correction qui attendait son camarade.
Charles fut surpris de cet éclair de dureté dans une figure si douce. C’est plus tard, seulement, que Charles comprit qu’à vivre avec les méchants, on peut devenir méchant soi-même.
Les autres garçons rentrèrent les uns après les autres et l’homme se changea en vil rapace. — Maintenant, dit-il lorsqu’il fut installé dans son fauteuil devant la cheminée, à nos comptes, mes petits anges. Jack, le livre ?
Il n’avait pas fini de demander son livre de comptes que Jack posait déjà devant lui un petit registre crasseux.
Le vieil homme fit un signe et un enfant s’approcha.
— Tu me dois un sou d’hier, tu m’as promis de me le rendre aujourd’hui, combien m’apportes-tu ?
L’enfant hésita longtemps avant de répondre. Il était pourpre.
— Il me manque un sou. Ce n’est pas ma faute.
— Pas de niaiseries, tu connais la règle : deux coups pour hier, deux coups pour aujourd’hui. Le Matois, mon mignon, tu as bien gagné cette récréation par ta gentillesse ; prends les lanières.
Jack décrocha de la muraille un fouet à manche court, se terminant par deux lanières en cuir avec de gros nœuds.
Pendant ce temps, celui auquel il manquait un sou défaisait sa veste et laissait tomber sa chemise, de manière à être nu jusqu’à la ceinture.
— Attends un peu, dit le vieil homme avec un mauvais sourire. Tu ne seras peut-être pas seul, et c’est toujours un plaisir d’avoir de la compagnie ! Et puis, Le Matois n’aura pas besoin de s’y reprendre à plusieurs reprises. Allons, toi, combien te manque-t-il ? demanda Le vieil homme.
— Ce n’est pas ma faute.
— Désormais, celui qui répondra : « ce n’est pas ma faute » recevra un coup de lanière en plus de ce qui lui est dû ; combien te manque-t-il ?
— J’ai fait trente-six sous.
— Il te manque quatre sous, misérable gredin, quatre sous ! Et tu reparais devant moi Allez hop avec les autres !
Il interrogea ainsi une dizaine d’enfants, trois de plus, qui n’avaient pas fait leur chiffre, rejoignirent les autres.
— Cinq brigands qui me volent et me pillent ! s’écria le vieil homme d’une voix gémissante. Voilà ce que c’est d’être trop généreux : comment voulez-vous que je paye la bonne viande et les bonnes pommes de terre que je vous donne, si vous ne voulez pas travailler ? Vous aimez mieux jouer ?
Les enfants s’alignèrent devant Jack souriant légèrement, le fouet à la main. Charles, oublié dans un coin, frémissait de peur scrutant l’homme au sourire mauvais qui allait devenir son maitre se satisfaire de la punition que son protéger donnait aux autres.
Le fouet arracha larmes cris et gémissements aux enfants, puis, enfin, après une grosse demi-heure, Jack raccrocha le fouet au mur et l’on passa à table.
Les cours du lendemain firent comprendre à Charles qu’il était tombé chez des détrousseurs. Le surlendemain, pour sa première sortie, le vieux monsieur lui demanda vingt sous, ou l’équivalent en mouchoir brodé ou en montre.
Il venait de sortir d’un passage étroit, à peu de distance de la grande place, quand il vit sa première cible. Une vieille dame, les cheveux en chignon, fort bien habillée, mais portant deux bosses dans le dos. Elle avait pris un livre à l’étalage, et le parcourait debout, avec attention. Elle semblait tant absorbée par son contenu, qu’elle ne semblait plus avoir conscience de la rue et des gens autour d’elle. Un mince sourire étirait le coin de sa bouche. Charles plongea sa main dans la poche de la vieille dame et en tira une bourse.
Tout cela fut l’affaire d’une minute, mais, au moment même où Charles prenait la fuite, la vieille dame se retourna brusquement.
Quand elle vit l’enfant apeuré, elle déploya des ailes de chauve-souris.
— Alors, mon mignon, on veut rencontrer mes cachots ?