Le chat croque-mitaine
Cela faisait maintenant 40 ans que Chester était au service de C. Avant, il avait passé dix ans en tant que chat. Il avait dû apprendre la survie : un chat rose et bleu, cela se repère très vite et, dans le comté de la nuit, les prédateurs ne manquent pas. C. une fois sa colère passée avait fait de lui un croquemitaine.
Sa mission était de trouver des enfants désobéissants et de les conduire dans les cachots de la souveraine. Il fallait qu’il soit sûr de son coup et de la culpabilité de l’enfant car, en cas d’erreur, c’est lui qui finissait puni.
Il regarda son ordre de mission. La jeune Leelou, 10 ans, avait été paresseuse et avait menti. S’il y a mensonge, c’est une faute grave. Il prit les badines de noisetier, le martinet et les orties.
Elle habitait dans son ancien village. Chester eut un pincement au cœur. Il n’avait pas quitté son village de gaieté de cœur, c’était l’endroit qui l’avait vu naître.
Il se téléporta près du lac, dans une crique discrète où il aimait aller se rafraîchir. On pouvait y être tranquille, le garde champêtre ne vous retrouvait pas pour vous ramener, avec quelques coups de pieds au postérieur, sur les bancs de l’école. Il aurait pu arriver directement sur la grande place, mais c’était jour de marché et son entrée aurait créé la panique. Il aurait pu utiliser la technique nocturne des portes, mais la maison de Leelou n’en possédait pas.
Il regarda autour de lui et vit une adorable jeune fille qui, à cette heure, aurait dû être à l’école. Les temps changeaient mais cette crique restait celle de l’école buissonnière.
La jeune fille entra dans l’eau jusqu’aux épaules, apeurée.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis un croque-mitaine, belle enfant. Un des serviteurs de la fée C.
— Je vous demande pardon, j’aurais dû aller à l’école. J’avais trop chaud.
— Cela ira pour cette fois.
— Pourriez-vous vous retourner ?
Chester se retourna mais c’était inutile : avec ses pouvoirs, il observa la jeune fille sortir de l’eau et se dit que ce serait dommage que sa maîtresse lui ordonne de fouetter une si jolie jeune fille.
Chester ressentit une émotion forte, qui lui était jusqu’alors inconnue. La jeune fille fut rhabillée.
— Comment t’appelles-tu, belle enfant ?
— Leelou, monseigneur.
Chester crut avoir une attaque : la jolie et douce jeune fille était sa cible !
— Vous allez bien ?
— Oui, je vais bien. Je connais une fête foraine, non loin d’ici, voulez-vous que nous y allions ?
— Je n’en ai point entendu parler …
— Il ne faut pas que les enfants l’apprennent car, sinon, qui irait à l’école ?
— Vous n’allez pas me punir ?
— Que si tu continues à me vouvoyer ! Et tu peux m’appeler Chester. Alors, nous y allons ?
La jeune fille hésita un instant, regardant les outils de torture pendus à la ceinture du garçon chat, mais elle se dit que, si elle devait recevoir le fouet, alors autant faire la fête avant.
Chester lui prit la main et, en un instant, ils se retrouvèrent au cœur d’une fête foraine. Beaucoup d’enfants se trouvaient également là, accompagnés par des clowns ou des magiciens. La jeune fille les regarda avec angoisse.
— Ce sont des fripons, répondit Chester.
Puis il emmena Leelou manger de la barbe à papa. Ensuite, ils firent un premier manège, un jeu de fléchettes, un grand huit, un jeu de chamboule tout.
Chester était sur un petit nuage et Leelou avait oublié l’école, sa journée, et ce qui allait lui arriver quand elle rentrerait à la maison.
Vers midi, ils se posèrent un moment pour manger des bâtonnets de fromage avec des frites et une glace à la vanille nappée de noix de pécan et de sirop de cerise.
Après le repas, la jeune fille regarda le soleil descendre doucement et comprit, qu’une fois la nuit tombée, le rêve serait fini. Elle devrait reprendre le cours normal de sa vie. Ils firent encore une dizaine de manège, les glaces déformantes, le spectacle de monsieur muscle et ils se perdirent dans le palais des glaces. Le crépuscule arrivait.
— Tu as passé un bon moment ? demanda Chester, la regardant dans les yeux.
— Oui, merci. J’aimerai que cette journée ne finisse pas.
— Moi aussi …
Leurs pas les dirigèrent vers la grande roue et, une fois en haut, Leelou put voir la mer des brumes ; au loin, le comté de la nuit et ses monstres et, dans l’eau calme de la baie, d’immenses pieuvres aux tentacules mortelles. Elle se savait perdue, mais son regard s’était noyé dans les yeux du jeune garçon chat.
Le soleil était à l’horizon, et le rayon vert pointait le bout de son nez, quand ils s’embrassèrent.
Une fois revenus à terre, Leelou remarqua que les enfants commençaient à s’endormir. Elle prit peur quand elle vit que ce n’était pas d’une façon naturelle.
— Ne crains rien ! Tant que tu serres ma main, mon pouvoir te protège.
— Quelle est cette île ?
— C’est celle des pirates. Les fripons y emmènent les enfants qui font l’école buissonnière et, ensuite, ils finissent comme esclave.
— Mais, c’est affreux. Je devrais être parmi eux…
— Toi, non, car, en plus, tu es une menteuse. Je devais m’occuper de toi, mais je n’ai pas voulu.
— Pourquoi ?
— Plus tard ! Les fripons ne seront pas contents que je leur enlève une proie mais, en plus, ils risquent de prévenir C. que je n’ai pas fait mon travail. Alors, nous serons condamnés par la terrible fée !
— Alors laisse-moi. Ce ne sera pas la première fois.
— On verra, une fois sortis d’ici. Si tu te fais prendre, tu finiras chez les trolls, les vampires ou dans le chaudron des sorcières.
Les deux enfants se mirent à courir sans s'arrêter. La jeune fille vit des ogres entasser les enfants, endormis par la magie, sur des charrettes, pendant que les fripons remettaient de l’ordre dans l'île. Le sentiment de routine qu’elle lisait sur leur visage lui glaçait le sang.
Chester, arrivé au bout de l'île, lui indiqua un tonneau.
— Rentre là-dedans, ils ne te trouveront pas. Je viendrai te chercher au lever du soleil. Je pourrai nous transporter ailleurs, sans que ma magie soit détectée.
Chester se rendit à la fête et discuta avec les fripons, comme si de rien n’était. Ils parlèrent des missions que leur donnait la fée.
Soudain, Chester eut peur. Il vit l’un des fripons compter les enfants. S'il s’apercevait qu’il en manquait une ... Si quelqu’un avait remarqué son amie qui, par sa beauté, ne passait pas inaperçue….
Quand Chester vit que le comptage était fini, il souffla et put se reposer un peu. À peine le soleil dardait-il ses premiers rayons que le jeune garçon chat était devant la cachette de la jeune fille. Il la trouva endormie. Il lui prit la main et, sans la réveiller, la transporta dans une chambre sommaire, dans ce qui semblait être un vieux château.
Il resta à côté d’elle, jusqu'à ce qu’elle ouvre les yeux.
— Où sommes-nous ? Est-ce le château des cauchemars ?
— Non, c’est une chambre dans la muraille du nord.
— Le pays des ogres ? Demanda la jeune fille avec effroi.
— Non, pas encore. Nous sommes dans la muraille qui le délimite. Au nord, c’est leur territoire, au sud celui des hommes garous.
— Nous allons rester longtemps ici ?
— Un moment ... Je dois aller voir la sorcière Mama Yaga pour lui demander conseil. J’espère qu’elle sera de bonne humeur.
Chester passa la journée avec sa nouvelle amie. Il partit le soir pour effectuer les missions qui lui avaient été confiées, ainsi la fée ne se douterait de rien.
Au bout d’une semaine, il trouva le temps d’aller chez la sorcière. Elle lui offrit un philtre d’oubli. En échange de quoi, il devait lui donner ses larmes et son sang. Il se demandait les conséquences si un vampire buvait son sang. Le vampire acquiert, pour un moment, les pouvoirs de la créature magique dont il suce le sang.
Deux exceptions existaient, mis à part les trolls dont le sang est nauséabond : les dragons et les licornes. Le vampire aurait donc le pouvoir de passer par les portes et d’aller chez ses victimes, discrètement. Chester ne s’en souciait plus. Il allait devoir enlever tout souvenir de son amie du royaume. Il se rendit à la muraille et trouva Leelou sur les remparts.
— Si c’est la porte du pays des ogres, pourquoi les gargouilles sont dirigées vers le nord ?
— La muraille n’est pas là pour que personne n’y rentre, mais pour qu’aucun ogre n’en sorte.
— Les gargouilles surveillent les ogres ?
— Oui.
— Où pars-tu, quand tu me quittes ?
— Punir des enfants. Telle est ma mission, pour encore 50 ans.
— Pourquoi ne pouvons-nous aller chez moi, loin de ce comté maudit ?
— Le pouvoir de C. n’a aucune limite. Elle peut se rendre jusque chez les créateurs.
— Je voudrais revoir ma famille ...
— Tu seras prise et punie !
— Alors, je devrais rester ici toute ma vie ? L’endroit est sinistre. Il n’y a aucun livre.
— Je pourrais t’en apporter. Rentrons, allons dîner.
Chester vit l’air triste de la jeune fille. Il devait trouver une solution pour le filtre d’oubli. Leelou était dans une prison, dorée, mais toujours une prison. En fin de repas il lui déclara :
— Si je te disais que j’ai une solution ?
— Vraiment ?
— Oui, un philtre d’oubli. Ton existence d’avant serait effacée …
— Tu n’y penses pas ? Ma famille, j’y tiens !
Chester vit des larmes couler sur les joues de Leelou. On frappa alors à la porte. Chester ouvrit et découvrit C.
— Mes deux fugueurs ! Je vous retrouve …
— Comment ?
— Mama Yaga, mon mignon ; et les gargouilles, elles sont mes yeux !
— Je l’aime, je dois la sauver !
— Elle va vieillir, et tu resteras toujours un enfant. Elle en voudra, mais tu ne pourras pas lui en donner.
— L’amour sera plus fort.
— Tu te berces de douces illusions. Et que dira sa famille ? Acceptera-t-elle de ne plus jamais les revoir ?
Chester connaissait la réponse, il avait perdu la partie. Il joua alors sa dernière carte.
— Je veux passer un pacte !
— Je t’écoute.
— Je serais à vous pour toujours, si vous la laisser partir. Aucune punition et le philtre d’oubli servira à faire oublier sa fugue.
— J’accepte.
Leelou disparut et se retrouva sur le chemin de l’école.
— Elle m’aura oublié, c’est ça ? Demanda Chester.
— Ça, c’est mon cadeau. Ce sera mieux pour elle. Allez, viens ! De vilains enfants attendent ta venue.
Chester, à pas lents, rejoignit la terrible fée.
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