Le stage de Mertille fin
Mertille se rendit au rez-de-chaussée et l’appréhension lui rappela le premier jour où elle avait mis les pieds dans la vaste demeure. Contrairement aux autres matins, aucune délicieuse odeur ne vint flatter ses narines lorsqu’elle se rendit à la cuisine. En lieu et place, elle trouva Mama Yaga assise à la table. Elle esquissa un sourire en saluant son aïeule qui mordait à belles dents dans un saucisson fait à base de belette séchée, ce dont elle raffolait.
— Assieds-toi et mange un morceau, lui conseilla la vieille sorcière. Tu auras bien besoin de toutes tes forces aujourd’hui.
Mertille ne répondit pas. Le grand jour était enfin arrivé. Celui qui ferait d’elle une sorcière à part entière. Mama Yaga la contempla des pieds à la tête et dit d’un air de reproche :
— Tu ne comptes quand même pas t’acquitter de cette épreuve habillée comme ça ?
La jeune fille ne voyait pas ce qui clochait avec sa tenue et fit part de son incompréhension. Elle se vit rétorquer :
— Ce qui ne va pas ? Disons plutôt ce qui convient. La réponse tient en un seul mot : rien.
Mertille avait envie de répliquer mais n’était pas d’humeur à se disputer avec la vieille dame ce matin.
— Je suppose que tu préfèrerais des vêtements plus… traditionnels.
— Tu as tout compris. Maintenant file vite passer une tenue plus adéquate et reviens pour le tirage au sort.
La jeune fille s’éclipsa sans un mot mais se demandait ce que Mama Yaga voulait dire par tirage au sort. N’était-ce pas la maitresse de stage qui décidait de la nature de l’épreuve finale ?
Elle se changea en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire et revint d’un pas lourd dans la cuisine.
— À la bonne heure ! s’exclama son aïeule en constatant les vêtements traditionnels de la sorcière sur les frêles épaules de son élève.
Vêtue de pied en cap d’une grande robe noire et les cheveux en partie dissimulés par un immense chapeau pointu, Mertille se faisait l’impression d’être déguisée pour l’un de ces bals masqués dont raffolaient les humains mais elle garda les lèvres serrées.
— Maintenant que tu as l’air de prendre les choses plus au sérieux, passons au tirage au sort.
— C’est quoi cette histoire de tirage ?
— Tu verras. Je sais que bon nombre de mes confères sorciers planifient longtemps à l’avance quelle sera l’épreuve de leur protégé. Pour ma part, je préfère m’en remettre au destin.
Ce facteur hasard ne plaisait pas trop à Mertille mais elle garda ses craintes pour elle. De toute façon, la vieille sorcière ne l’aurait pas écoutée. Mama Yaga s’éclipsa dans la pièce adjacente et revint, quelques instants plus tard, avec un gros pot noir scellé avec de la cire. Mertille reconnut immédiatement la marque d’un sort puissant que l’on ne pouvait briser sans une grande maîtrise des arts obscurs.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda –t-elle, peu rassurée.
— Patience, jeune fille, patience ! dit son enseignante avec un sourire mystérieux.
Elle posa le récipient au centre de la grande table et murmura une incantation dans une langue que Mertille n’avait jamais entendue. Il lui restait décidemment bien des choses à apprendre si elle voulait un jour se hisser au niveau de compétence de son aïeule, même si elle doutait d’un jour y parvenir.
Le pot s’ouvrit de lui-même et le couvercle fut projeté à plus d’un mètre. Une odeur nauséabonde se répandit dans la pièce et les deux femmes se bouchèrent les narines.
— Ah ! s’exclama Mama Yaga ! J’avais oublié à quel point ça puait ces trucs-là !
— C’est quoi cette horreur ? C’est une véritable infection !
Le nez pressé entre deux doigts, Mertille s’approcha pour voir ce que renfermait le mystérieux pot et, après y avoir jeté un œil, recula à toute vitesse avec un cri d’effroi. Deux énormes yeux roulaient sur eux-mêmes dans un épais liquide jaunâtre et l’un d’eux s’était tourné vers elle ! Ce n’était pas dû à un quelconque mouvement du liquide, elle en était certaine.
Elle regarda son aïeule qui s’amusait fortement de sa réaction.
— Tu n’as jamais vu un œil de troll ? Coassa-t-elle, hilare.
— Tu… tu veux dire que ce sont…
— Des yeux de troll, je viens de l’affirmer.
Mertille était impressionnée. Les trolls étaient des créatures aussi monstrueuses que cruelles et en venir à bout n’était pas chose aisée. Cela demandait soit une force hors du commun, soit une magie dont la puissance dépassait l’entendement. Mais, dans tous les cas, il fallait un courage inébranlable.
— C’est… c’est toi qui…
— Oui, je l’ai terrassé ce garnement. On ne s’aventure pas dans ma forêt sans mon autorisation. Troll ou pas troll.
La jeune sorcière éprouva une intense admiration pour son aînée. Cette dernière continua :
— Sais-tu qu’on donne aux yeux de troll le pouvoir de prédire l‘avenir ?
— Je l’ignorais.
— C’est pourtant là que cela devient intéressant. Je vais laisser l’œil lire en toi. C’est lui qui décidera de quelle épreuve tu devras t’acquitter.
— Oui mais… S’il prédit mon avenir, je saurai si je vais réussir ou non.
— Petite maline. Mais ce ne sera pas le cas. Mon enchantement lui permettra juste de te dévoiler la nature de ton épreuve. Plutôt que de t’en imposer une qui ne sera aucunement révélatrice de tes qualités, je vais laisser faire le Destin. Mais assez bavassé ! Prends-en un !
— Quoi ? s’exclama, horrifiée, la jeune fille.
— Plonge ta main dans le bocal et tiens en un fermement dans ta paume.
Mertille eut un haut le cœur en trempant ses doigts dans le liquide visqueux mais se força à empoigner l’un des globes oculaires.
— C’est dégueu ! murmura-t-elle pour elle-même, ce qui arracha un nouveau sourire à Mama Yaga.
— Maintenant, plonge ton regard dans le sien et regarde ce qui t’attend.
La jeune sorcière obéit promptement. Plus vite elle en aurait fini, plus vite elle pourrait remettre cette chose molle et peu ragoûtante dans son bocal. Il fallut plusieurs secondes pour que quelque chose se passe. Elle allait déclarer que c’était inutile, que rien ne se produisait, lorsque des images se formèrent dans son esprit. Elle jeta un œil à Mama Yaga qui se tenait à côté d’elle, paupières closes, fredonnant une litanie lugubre.
Mertille vit alors se dessiner une immense montagne aux flancs escarpés. Au sommet du pic rocheux s’ouvrait une grotte dont les contours pointus n’auguraient rien de bon.
Elle sursauta lorsque Mama Yaga lui enleva l’œil des mains. Elle avait été si absorbée par le spectacle qu’elle ne l’avait pas vue esquisser le moindre geste.
— Bien ! dit la vieille dame. Nous savons maintenant quelle est ta mission.
Mertille, qui n’avait rien compris, demanda :
— Je dois faire un séjour à la montagne ?
Mama Yaga explosa de rire et, une fois qu’elle se fut reprise, déclara :
— Il n’est pas étonnant que tu n’aies pas reconnu l’endroit. Peu de gens osent s’y aventurer. Aucune mémoire d’homme ne se souvient de la dernière fois où cela est arrivé. Cet endroit est synonyme de terreur, de souffrance et de mort violente.
— Charmant programme, souffla Mertille, terrifiée par ce qui l’attendait.
— Tu vas devoir t’aventurer dans l’un des pires lieux qui n’ait jamais existé et affronter l’une des créatures mythiques les plus féroces que l’univers ait engendrés ! Tu vas faire la connaissance de Pôh-Pierh, roi des cyclopes !
La vieille sorcière, qui n’avait pas ménagé son effet théâtral à grand renfort d’emphase, ne s’attendit pas à l’hilarité de sa protégée.
— Qu’est-ce qui t’amuses ? S’enquit-elle.
— Pô-Pierh ! C’est quoi ce nom ? Et pourquoi pas Lûnh-ette ?
— Ravi de voir que cela te fait rire, dit-elle les lèvres pincées.
Mertille fit de son mieux pour redevenir sérieuse.
— Pourtant, reprit Mama Yaga, je peux t’assurer qu’il n’est pas commode. Il déteste tous les autres êtres vivants ! Seuls les cyclopes trouvent grâce à ses yeux.
— A son œil, plutôt.
— Ris tant que tu le peux. Mais Pôh-Pierh est le dernier de son espèce. Les cyclopes sont appelés à s’éteindre !
— Oh c’est triste, dit Mertille.
Elle le pensait réellement. Pour elle, chaque créature, humaine ou magique, contribuait à l’équilibre de l’univers. Son aïeule l’observa et une lueur que Mertille ne put identifier brillait dans son regard. Était-ce de la stupéfaction ? De la tristesse ? De la compréhension. C’était impossible à dire.
— Et en quoi consiste mon épreuve ? demanda la jeune fille pour couper court à cet examen visuel.
— C’est très simple. Ce cyclope est le gardien de la pierre de vision.
— La quoi ?
— Une pierre enchantée qui permet de voir les catastrophes qui risquent de se produire. Etre en sa possession nous permettra de peut-être les éviter.
Mertille resta interdite. C’était ça son épreuve ? L’envoyer affronter un géant mythique pour lui dérober l’objet qu’il gardait ? Autant l’envoyer à une mort certaine !
— Il n’y a pas moyen d’avoir une autre épreuve ? demanda-t-elle sans grand espoir.
Comme elle s’y attendait, son aïeule opposa un refus catégorique.
— On a laissé le Destin choisir, tu dois t’y conformer. C’est ainsi et pas autrement. Si tu refuses cette épreuve, je te garantis que tu ne pourras plus jamais te présenter à l’examen de sorcière. J’y veillerai personnellement.
Voyant la mine déconfite de son apprentie, elle se radoucit et annonça :
— Il y a quand même une bonne nouvelle.
— Laquelle ?
— La montagne se trouve à moins d’une heure de vol en balai.
Myrtille garda une nouvelle fois le silence. Certes, elle aurait pu être envoyée aux confins du monde mais une heure de vol ne l’enthousiasmait pas. En dehors du fait que rester assise sur un manche en bois faisait très mal aux fesses, elle doutait surtout de ses capacités à maintenir sa trajectoire durant autant de temps.
— Le doute est le premier pas vers la défaite, lui dit Mama Yaga, comme si elle avait lu en elle.
Que ce don avait l’art d’horripiler la jeune aspirante sorcière. Mais elle se garda bien de faire la moindre réflexion. De toute façon, cela n’aurait servi à rien. Elle le savait pertinemment.
— Rien ne sert de tergiverser plus longtemps, dit Mama Yaga. On se met en route de suite.
— Un instant ! dit la jeune fille en se précipitant vers sa chambre.
Elle revint quelques secondes plus tard avec son sac à dos.
— Qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? demanda la vieille sorcière.
— On ne sait jamais.
Mama Yaga s’apprêtait à formuler un reproche avant de se raviser.
— Si cela peut te donner confiance, dit-elle, je suppose que ça ne peut pas faire de tort. On y va !
****
Comme prévu, il y en avait pour un peu moins d’une heure de vol. Elles se posèrent au sommet de la montagne et Mertille tressaillit car l’air y était glacial.
— Tu auras plus chaud à l’intérieur, lui dit son enseignante. Les cyclopes sont frileux et il y fera certainement chaud.
— S’ils n’aiment pas le froid, pourquoi s’installer dans un pic rocheux ?
— Parce que, plus encore que le froid, ils détestent être importunés.
— On ne sera donc pas les bienvenus…
— C’est pour cette raison que nous devons rester les plus discrètes possibles. Et, encore une chose qu’il faut que tu saches…
— Quoi encore ? Il aime dévorer les jeunes filles ?
Elle avait lancé cela comme une boutade mais cette perspective l’effraya.
— Possible, dit Mama Yaga. Je ne connais pas leurs préférences culinaires mais il y a une chose que je sais. Notre magie n’a aucun effet sur eux.
Mertille resta bouche bée devant la révélation. Maintenant, elle en était certaine, on l’avait envoyée se jeter dans la gueule du loup sans aucune chance d’en réchapper. Elle avait envie de fondre en larme mais l’œil inquisiteur de la vieille dame, qui scrutait la moindre de ses réactions l’en empêcha. Elle ne lui ferait pas ce plaisir ! Comme elle ne pouvait se soustraire à son épreuve de quelque manière que ce soit, elle pénétra d’un pas décidé dans la grotte. Si elle devait mourir en ce jour et en ce lieu, elle ne ferait pas le plaisir de gémir et de passer pour une lâche. Bien sûr, elle aurait pu monter sur son balai et déclarer forfait mais elle savait très bien que si elle faisait cela, elle serait bannie. Plus personne ne voudrait d’elle nulle part. Elle serait porteuse de honte et d’infamie.
Dès qu’elle pénétra dans la grotte, deux embranchements s’offrirent à elles. Mertille hésita avant de choisir celui de droite. L’odeur qui en provenait était forte et elle se souvenait avoir lu quelque chose sur l’odeur ignoble des cyclopes. A côté, les trolls sentaient la rose disait-on. Aux premiers effluves, elle devina que c’était là la stricte vérité. Au plus elles avançaient, au plus l’obscurité devenait dense.
Mertille jeta un sort de lumière mais celui-ci resta sans effet.
— Je te l’ai dit, avertit Mama Yaga. Les cyclopes neutralisent notre magie. Nous allons devoir progresser dans le noir.
La jeune sorcière continua de progresser de quelques mètres à tâtons avant de s’arrêter et d’ôter son sac à dos de ses épaules.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je règle ce problème de lumière ! dit Mertille, agacée, en s’emparant du smartphone qu’elle avait emmené.
— Tu ne comptes quand même pas te servir de ça ! s’écria, indignée, la vieille sorcière.
— Je vais me gêner. Vous n’avez pas été honnête en me dissimulant des informations alors je vais régler ça à ma manière. Que ça vous plaise ou non.
Mama Yaga ne répondit pas. Mertille ne pouvait voir son visage mais elle espérait que la stupéfaction s’y lisait. Elle en avait marre de toutes ces traditions débiles et de ces impératifs. Elle allait s’emparer de cette fichue pierre et, ensuite, tout le monde lui ficherait la paix. Elle en avait plus qu’assez d’être rabaissée parce qu’elle était différente !
A la lueur de la lampe du téléphone, elles progressèrent plus rapidement et arrivèrent dans une grande salle à l’odeur insoutenable. Faiblement éclairée par quelques torches, la pièce abritait le maître des lieux : un gigantesque colosse allongé à même le sol. A en juger par les ronflements monstrueux, le cyclope dormait profondément. Elle repéra un coffre non loin des pieds du géant.
— Tiens-moi ça, dit Mertille en tendant le smartphone à sa professeure.
Sans attendre de réponse, elle avança avec précaution, à la lueur des torches. Le cyclope avait la paupière close, il n’y avait donc rien à craindre. Elle parvint au coffre et pria intérieurement pour qu’il ne soit pas fermé. Elle souleva le couvercle et celui-ci s’ouvrit avec un grincement effroyable qui éveilla le monstre derrière elle. Celui-ci se redressa promptement et s’assit. Il la fixait de son œil unique et incrédule.
Mama Yaga s’empressa de rejoindre sa disciple et se plaça à ses côtés, baguette levée pour les défendre du courroux de la créature qui, une fois sa stupeur passée, comprendrait ce qu’elles étaient venues faire.
Contre toute attente, le colosse éclata de rire et s’écria :
— Tu as réussi ton épreuve, jeune sorcière.
Mertille regarda tour à tour le cyclope et son aïeule qui riait, satisfaite de la tournure des événements.
— Que… quoi ? bredouilla la jeune fille.
— Tu as réussi ton épreuve, Mertille, dit Mama Yaga en lui posant fièrement une main sur l’épaule.
— Mais… la pierre…
— Il n’y en a jamais eu, s’esbaudit le cyclope. Ton épreuve était de faire preuve de courage même au-devant d’une situation désespérée.
— Vous… vous étiez de mèche ?
— On peut dire ça, dit la vieille sorcière. Pôh-Pierh et moi sommes amis de longues date. L’un de mes enchantements cache cette montagne aux yeux des importuns. Et, pour me remercier d’être le garant de sa tranquillité, il a accepté de me rendre ce petit service. Et je suis fière de toi ! Tu as réussi à surmonter toutes tes craintes, à faire preuve d’adaptation même si c’est avec cet engin humain, dit-elle en lui rendant son smartphone.
Mertille ne savait si elle devait être soulagée de ne pas être dévorée toute crue ou heureuse d’avoir réussi son examen. Un mélange des deux lui fit prendre conscience que, maintenant, elle était une sorcière à part entière. Et cela grâce à une aïeule bien plus gentille que sa réputation ne le laissait croire et à son ami géant moins terrifiant que les légendes ne le disaient.
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