Carnage du troisième âge fin
Chapitre 6
Déambulation
Il leur avait fallu une demi-journée de marche pour se rendre au fortin du joueur de pipeau. Maggie
avait ensorcelé tout le monde et sur le chemin ce fut un véritable carnage.
Des flammes dans les yeux, Bill et Richard découpaient en menus morceaux toutes créatures
hostiles qui se mettaient en travers de la route, alors que Pénélope, véritable tourelle mitrailleuse,
assise sur les épaules du barde, tirait flèche sur flèche. Judy, lui, surveillait l’arrière du convoi.
Une fois sur place, ils durent constater qu’ils avaient été devancés par les armées de Stanislas. Sur
le champ de bataille, au milieu des hommes du joueur de pipeau, des tas de cendres fumantes
indiquaient les dépouilles, rôties par la lumière du soleil, des vampires soldats.
Un véritable carnage…
Le petit bastion du joueur de pipeau avait lui aussi été pris dans la bagarre, il était bien ébréché de
partout. Alors que la troupe s’apprêtait à en franchir les portes déchiquetées, ils entendirent une voix
aiguë qui chuchotait sous un petit tonneau de poudre, un peu à l’écart :
— Hey ! Le barde, tu m’entends ? C’est moi, le général Queimada, le chef des armées de Stanislas.
Je me suis changé en chauve-souris et je me suis caché dans ce tonneau pour survivre aux rayons du
soleil. Alors que nous combattions le joueur de pipeau et ses enfants rats pour récupérer le Bastion,
les pirates de Poveglia nous ont attaqués par derrière. Nous avons été massacrés à l’aube alors que
nous étions tout proches de la victoire. Par le sang de la Vierge ! Aidez-moi à récupérer la Relique
Sacrée de la mort, et je vous aiderai pour le petit !
Bill souleva sans ménagement le tonnelet et braqua son œil à l’intérieur :
— Où est Sam ?
Terrifié, le vampire supplia :
— Non pas la lumière ! Je ne sais pas ! Pas la lumière…
Bill lança le tonneau à Richard et commença à grommeler et à tourner en rond.
Judy, de son côté, était en train de discuter avec un moineau. Le petit volatile était perché sur son
doigt et chuchotait dans son oreille. Il lui caressa doucement le dessus de la tête et le lança en l’air,
puis il prit la parole avec un air de conspirateur :
— Mes amis, nous n’avons pas beaucoup de temps, ce moineau est un proche ami d’un des canaris
qui servent d’alarme en cas d’invasion de feux follets dans les grottes de la nécropole. Il m’a
confirmé que Sam est dans le secteur sud des catacombes, coincé dans un piège mortel. Bill, tu
viens avec moi, ça va chauffer, les tunnels sont infectés de créatures. Maggie, et les autres, arrêtez la
capitaine Poveglia avant qu’elle n’accomplisse le rituel…
Bill acquiesça et partit à grandes enjambées avec Judy vers le cimetière. Entre les tombes et les
arbres morts décorés de façon atroce, au milieu d’un tas de pierres et de restes de tombeau, un trou
noir dévoré par le lierre refoulait une odeur de pourriture et résonnait de rires et de craquements
sinistres. Le vent tiède qui sortait de là avait l’odeur de l‘haleine douteuse d’un vieux chien.
Maggie les regarda disparaître, une petite larme au coin de l’œil, puis elle se moucha et sortit un
livre rouge, presque brillant. Ses cheveux roux se dressèrent sur sa tête et elle prit la parole :
— Feulum ! Feulum ! Feulum ! Exterminatum… C’est parti pour la soirée grillade, chevalier,
archère, barde ! Ouvrez les yeux et crachez du feu, je le veux !
Les voilà repartis à l’assaut. Ils cherchaient la salle du trône, au centre du bâtiment. Quelques
pirates étaient en train de piller les trésors ou de se soûler dans les corridors qu’ils traversaient avec
fracas. À coups de poings, d’épée, de flèches ou de feu, ils furent systématiquement mis hors d’état
de nuire.
Enfin, ils arrivèrent en vue du terrible capitaine Poveglia. Comme Maggie l’avait deviné, cette
femme était une sorcière. Elle était en train de lire à voix haute un vieux grimoire en laissant couler
un filet de jus noir sur un bâton de bois torsadé tout en tapotant une pierre violette en forme d’étoile.
La vieille magicienne, comptant sur l’effet de surprise, balança une série de tempêtes de flammes et
de murs de feu, et trois boules de plasma divin. Elle avait mis toutes ses forces dans cette attaque
digne d’un véritable dragon, mais lorsque les flammes se dissipèrent, c’est à peine si la méchante de
l’histoire avait été décoiffée. Une sphère bleutée avait tout simplement avalé le feu de Maggie. La
sorcière n’avait même pas interrompu son travail. Au même instant, une vingtaine de pirates se
laissèrent tomber des plafonds et assommèrent et ligotèrent toute la bande du troisième âge. Ils
étaient faits comme des rats !
Lorsqu’ils se réveillèrent, la nuit était tombée et la lumière de la lune s’approchait de l’autel sur
lequel Poveglia veillait comme le lait sur le feu. La voix de Judy retentit dans les couloirs. Il
insultait les pirates qui l’avaient enchaîné. Il était couvert de poussière et de terre, le visage
ensanglanté ! Il fut jeté comme un sac de patates avec ses congénères.
Il apportait de bien tristes nouvelles. Il avait échoué dans les catacombes, Sam et Bill avaient été
écrasés par le plafond, ils étaient morts tous les deux.
Il ne leur restait qu’un seul espoir et c’était un vampire assez peureux pour se cacher durant la
bataille et qui somnolait au fond d’un petit tonneau qu’il avait réussi à ramener avec eux jusqu’ici.
Chapitre 7
Les vieux potes au feu…
Poveglia était une jolie femme, et sans la cicatrice rougeâtre qui barrait son œil droit, sans la peau
de son visage mouchetée de verrue, et sans sa jambe de bois qu’elle faisait traîner sur le sol pour le
plaisir de faire un horrible bruit, on aurait pu la trouver fort aimable. Ce n’était pas le genre de
personnage à faire de grandes déclarations avant de prendre le pouvoir et elle ne s’intéressait pas du
tout à ses prisonniers. Le sortilège pour rompre le pacte entre le temps et la mort était très
compliqué, elle y consacrait toute son âme et elle récitait les formules en attendant que la lumière de
la Lune se pose au milieu de la salle.
Pour laisser une chance au général Queimada de se faufiler discrètement sous sa forme de chauvesouris, Pierre-Alain chantait à tue- tête :
L’infâme Poveglia
A perdu son sourire
L’infâme Poveglia
Ressemble à un vampire
Ressemble à un vampire
Lorsqu’il dépassait les limites, les pirates venaient lui mettre quelques coups de pieds. Il en profitait
pour se taire un peu. Puis il reprenait…
L’infâme Poveglia
N’arrête pas de trahir
L’infâme Poveglia
Ment comme elle respire
Ment comme elle respire
Si la situation n’était pas aussi désespérée, ils auraient pu trouver drôle cette chauve-souris qu’ils
regardaient du coin de l’œil alors qu’elle rampait au milieu des débris, roulait pour se cacher
derrière une botte de pirates, et reprenait son chemin en titubant sur la pointe des pieds.
La lune était maintenant alignée, Maggie trépignait, il fallait que le général se dépêche d’assommer
la sorcière, le rituel était en bonne voie. Des vapeurs vertes et roses associées à des tremblements de
terre secouaient tout le bâtiment.
Si Poveglia réussissait à sertir la pierre de mort sur le bâton du temps alors, le monde entier
deviendrait un véritable cauchemar. Enfin, la chauve-souris, cachée derrière un morceau de colonne,
se retrouva juste à l’endroit stratégique…
Pénélope fit un signe à Richard, qui se leva en hurlant pour se jeter sur le barde qui chantait. Il lui
criait :
— Mais tais-toi, résidu de crachat de troll… Tu vas nous faire tuer… Chanteur à la noix, je vais te
faire bouffer ton luth et ton chapeau d’emplumé ! Fils d’ogre et d’ornithorynque ! Je vais t’arracher
les cordes vocales pour te pendre avec ! J’en peux plus de tes chansons débiles !
Les hommes roulèrent sur le sol en s’insultant de plus en plus fort. Pendant quelques secondes
Poveglia s’arracha à la magie pour donner l’ordre d’assommer les deux débris hystériques. Elle ne
voulait pas les tuer, car elle comptait bien faire quelques expériences avec eux et son nouveau
pouvoir…
C’est dans cette petite seconde que le général vampire reprit son apparence et frappa de toutes ses
forces sur le crâne de la sorcière. Elle fut immédiatement sonnée et roula par terre, au milieu de ses
hommes, qui profitant de l’occasion se ruèrent sur elle pour l’achever, trop content de profiter de
l’occasion de reprendre leur liberté.
Maggie qui était épuisée à cause de toutes les flammes qu’elle avait dû cracher depuis le début de
l’aventure, se redressa sur un coude. Le monde était sauvé. Elle jeta un œil sur l’autel où le rituel
magique était en train de s’arrêter, mais, malheureusement, le Vampire avait repris la chose en
griffe, il ricanait en bavant et rapprochait lentement les deux reliques maudites. Ses yeux brillaient
de maléfice haineux….
Maggie soupira, cette fois, c’était la fin. Pénélope qui regardait la scène à ses côtés la secoua
fortement :
— Maggie ! MAGGIE ! Il faut faire quelque chose ! Nous n’avons pas le droit d’échouer !
Rappelle-toi ce que tu me racontais dans les grottes sous-marines alors que nous allions nous noyer.
Il ne faut jamais renoncer, il y a toujours une issue, un truc, une fissure, un espoir, une étincelle dans
les ténèbres.
La magicienne sourit :
— Une étincelle, mais bien sûr ! Merci Pénélope !
La vieille, la très vieille Maggie, usa de sa dernière, de sa toute dernière goutte de magie pour faire
claquer une petite flamme sur la cape de ce traître de vampire maintenant à deux doigts d’obtenir le
pouvoir de vie et de mort sur l’univers entier. La cape crépita d’étincelles quelques secondes, puis
d’un coup, en un grand flash éblouissant, elle s’enflamma. Le général Queimada, qui avait passé
toute sa journée caché dans un baril de poudre explosa comme une fusée de feu d’artifice. Des
nuées de lueurs roses et de vertes de la magie ambiante furent soufflées d’un coup, avec une
grosse vibration de l’air. Tout le bastion du joueur de flûteau s’effondra sur lui-même dans un
nuage de poussière.
La dernière pensée de Maggie, qui s’était réfugiée dans les bras de Pénélope, fut cette phrase… Les
aventuriers, ça ne devrait pas vieillir, ça devrait mourir au combat.
Chapitre 8
Conclusion
Bien au chaud dans les bras de la sinistre fée, Sam vit le bastion du joueur de pipeau, transpercé de
lumières multicolores, se fendre et s’écrouler.
La souveraine du Comté de la Nuit replia ses grandes ailes de chauve-souris et atterrit tout en
douceur. D’un claquement de doigts, une escouade de gargouilles apparut sur le tas de gravats. Elle
les envoya chercher les vieux aventuriers. Les créatures douées d’une force incroyable
s’enfoncèrent dans la ruine comme dans du beurre. Quelques minutes plus tard, les vieillards
étaient sains et saufs, et Sam se jeta sur eux pour les couvrir de bisous :
— J’ai réussi Judy ! J’ai réussi ! J’ai foncé et j’ai réussi à rejoindre la baie du Trépas et à prévenir la
souveraine. Grâce à toi Pierre Alain, j’ai réussi à convaincre la souveraine de venir à votre secours,
grâce à Bill j’ai réussi à foncer malgré la peur, le froid et les monstres ! Grâce à toi Richard et à tes
cours d’escrime, j’ai tué trois enfants rats qui m’avaient coincé dans le cimetière et un croquemitaine dans les faubourgs du port ! Grâce à toi Pénélope, j’ai réussi à semer les Ogres des
montagnes. Et enfin, lorsque j’étais désespéré dans la nuit la plus noire, c’est ta magie qui m’a
donné la force d’avancer ! Je me suis souvenu du sort de flammèche impétueuse et j’ai réussi à la
faire apparaître pour la première fois ! C’est cette petite flamme qui est restée dans mon cœur…
Judy… je ne vois pas Bill, que s’est-il passé ?
Le vieil agent secret regarda le petit Sam. Des larmes roulaient de ses grands yeux noirs :
— Bill est mort pour nous sauver, il a combattu comme un lion enragé et s’est sacrifié pour que tu
puisses sortir sain et sauf de la nécropole. Il est mort en héros, et mes larmes sont des larmes de
fierté pour lui et pour toi, qui nous a sauvés. Bravo Sam ! Bravo à tout le monde, et merci sinistre
fée d’être venue si rapidement. Les amis, désolé de vous avoir caché que Sam était encore en vie, je
voulais mettre toutes les chances de notre côté…
Les émotions étaient trop fortes, tout le monde était en larmes, épuisé, et tout le monde riait. Ils
pleuraient, ils riaient… Et puis tout le monde s’arrêta. Appuyés contre un mur, Richard et Pénélope,
pris d’un élan soudain s’embrassaient farouchement et amoureusement !
La souveraine du Comté de la Nuit fut assez émue devant cette scène. Elle redonna à Pénélope la
couronne de lierre d’argent qu’elle avait volée aux elfes il y avait des années et déclara :
— Te voilà reine Pénélope, et toi Richard te voilà chevalier du Comté de la Nuit…
Une fois que tout le monde fut remis sur pied, la sinistre fée assigna « la compagnie du crépuscule
», car c’est ainsi que les vieillards avaient choisi de nommer leur troupe, à la garde des précieuses
reliques dans la forteresse d’Hashima.
Le corps de Bill fut jeté dans l’océan et une belle statue fut érigée en son honneur dans la baie du
Trépas…
Sam fut envoyé dans le Comté des Fins Heureuses pour raconter tout ça au roi et pour ramener la
récompense. Il portait désormais sur la poitrine un badge flambant neuf de la guilde des aventuriers.
Le voyage fut monotone, même pas un morceau de tentacule à se mettre sous la dent. À peine le
bateau amarré au quai de la capitale, il sauta le bastingage, courut et enjamba la barrière du prévôt
sans se soucier des gardes :
— Hey ! Où vas-tu comme ça petit ?
— J’ai rendez-vous avec une chanteuse et ne m’appelez pas petit ! Je fais partie de la guilde des
aventuriers.
Les gardes impressionnés le laissèrent filer dans la foule.
Nul ne sait ce qu’il se passa entre Joanna et lui ce jour-là. Cette histoire n’appartient qu’à eux, mais
les cinq aventuriers de la compagnie du crépuscule, confortablement installés dans leur forteresse
imprenable, attendent toujours des nouvelles.
Fin
© Jean-Baptiste Pélissier, 2020